elles sont comme érables et chênes, ponctuent le paysage, dessinent d’étranges silhouettes au ciel chargé qui se prépare à nourrir la terre
chez moi, le moindre hameau aux bâtisses en torchis porte son monument et ces noms inscrits sur la pierre
l’histoire et l’âme des hommes balayent l’argile et le calcaire
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il n’est pas parti la fleur au fusil, il avait lu, n’aimait pas les guerres, ils revenaient morts ou cassés, était-il encore boulanger ou déjà fermier, mon père ne me l’a pas dit,
il faisait froid ce jour là, la terre creusée s’effondrait en charpies de boue et de sang
et ce gradé qui gueulait, emmuré certainement dans ce cahot d’incohérence, de fracas
- vous trois, retournez à votre poste, ils ont des tireurs d’élite, descendez les ! allez !
blottis au fond de ce trou qui n’en finit pas avec juste le silence ponctuellement souillé de râles, ils reprirent la position et c’était chacun son tour, il avait été le dernier, juste relever la tête, chercher rapidement l’ombre qui dépasse et tirer,
peut-être se sont-ils regardés longuement, le premier a essuyé son fusil de la manche, l’a armé et s’est redressé à demi, l’œil collé au viseur, l’écho d’une balle meurtrière sur la plaine qui suinte, et son corps qui tombe lourdement sur celui du suivant
- merde, tuez-moi ce boche ou j’m’occupe de vous !
il lui a dit, n’y va pas, et l’autre de répondre, j’ai pas l’choix
comme un hommage à son compagnon, lui aussi a caressé le canon puis la crosse et s’est accroupi avant d’entrevoir l’horizon sans être aveuglé par la balle qui lui perce le front
puis ce fut le silence, il est resté muet à fixer bêtement les corps de ses deux potes
mon père ne m’a dit la suite, juste qu’il a survécu
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ça gueulait pour couvrir le fracas de la mitraille
éleveur puis vendeur de bestiaux il se retrouvait là, à ramper, à surveiller la progression de ses compagnons d’enfer, ma mère ne m’a pas tout dit, mais lui avait-il tout dit ?
des volcans de terre jaillissaient impromptus avec leurs éclats de chair et le sifflement des balles comme chant funèbre, puis le néant
quand il ouvrit les yeux, c’est la douleur qui le sauva, cette main bouillante et informe et sa bave de sang, il a rampé jusqu’à sortir péniblement de ce bourbier de mort, ramper, faire le mort, dissimuler sous une indicible douleur l’inerte pour mieux fuir cet apocalypse,
puis en titubant, ne sachant ou aller dans cette brume d’abandon, il a marché, hébété et absent
- monsieur, monsieur, viens, t’es blessé, je sais ou aller
doucement, dans ce coma d’impasse, il a tourné les yeux et cette petite fille qui le tire et le dirige soudain le régénère, son pas résiste et le redresse, sous le préau de l’école, l’enfant ouvre le robinet et lave cette main et ces peaux éclatées et pose sur son visage la fraîcheur d’une caresse humide et salvatrice
ma mère ne m’a dit la suite, juste qu’il a survécu
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il s’appelait Lazare
pas d’immigration en ces temps, pas besoin d’être français pour défendre la pays, vingt cinq ans et deux guerres pour obtenir la carte de la nation, lui qui voulait retrouver la dernière fosse dans l’anonymat aux usures diplomatique a dit oui au symbole mais seulement pour tous ces camarades d’horreur et pour la mémoire
laissons lui les derniers mots : « Nous avons fait une guerre sans savoir pourquoi nous la faisions. Pourquoi se tirer dessus alors qu'on ne se connaît pas ? Il y avait des gens qui avaient des familles à nourrir ». « Si vous faites un hommage, qu’il soit sans tapage important et sans défilé militaire ».
illustrations : Franck Biancarelli, Adrien Floch, Juan Giménez - extraites du collectif : Paroles de Poilus / Librio / les plus belles lettres en BD