ils mirent plus de deux siècles
sueurs écoulées, meurtrissures des paumes, le grincement des poulies, le souffle des bêtes,
les hommes et les voûtes arc-boutées soumis à la démesure du beau
la miche toute de poussière blanche que l’on coupe et partage, le saindoux sur la mie, nourriture terrestre au repas du dépassement
l’œuvre s’élève de patience et de sang, de visions et d’efforts, d’ambition et de morts
sur le pavé, le copeau, la foi et la souffrance
je suis gargouille, je suis née du tourment de vos âmes
pierre arrachée à la terre ou vous vous nourrissez
je suis témoin de roche figé à vos devenirs
je vois vos bougies, vos lanternes, vos ampoules
les chevaux qui meurent et deviennent mécaniques
et pour régler vos guerres, vos armes démoniaques
balafres à l’édifice, de l’épée à la bombe
j’ai vu tant de vos folies
soutanes de torture et confessions forcées
chariots contaminés et bûchés de tourments
bonnets phrygiens hurlants
éclats de ma peau à vos marteaux assassins
le bourg s’est agrandi
et sa misère, ses commerces, son armée
comme devenus vos images
aux fortes nuits de pluie, j'éructe et crache de sombres rictus à ma gueule éternellement béante et muette au spectacle de votre démesure si tendue vers le laid
laideur de fracas
j’ai vu vos bombes, brasiers de chairs et de cris,
échos des uniformes, visages inclinés maquillés de terreur
éclats de destructions et peuples déchirés
je vous ai vu bâtir l’impossible et puis brûler vos œuvres
vos mains tendues aux chimères d’idéaux
votre soif de l’unique et de l’instantané
vos affres illusoires
les hommes et les voûtes toujours arc-boutées soumis à leurs valeurs,
au monde qu’ils ont fait
un vent de fin de nuit vient mordre ma matière
je noircis, je m’écaille aux gifles de vos acides
ils n’ont mis que deux siècles pour salir ma lumière
et me laisser pantelante, abîmée et lucide
parfois,
mais vos yeux invisibles ne peuvent m’apercevoir
de granit je suis argile
je m’étire doucement, me relève
et je laisse entre mes lèvres de pierre
s’échapper l’appel de mon dépit
aux bras du temps
peintures : véronique groseil
(je dédie ce texte à ma mère)