c’est un préfabriqué en banlieue de Kampala, ces pièces vides, synthétiques, aux couleurs sans couleurs, et c’est pourtant là, doucement, avec des peaux d’autres couleurs que l’éclat tente d’atteindre d’autres pupilles, l’éclat aux déchirures d’une balle ou celui d’un œil attentif ou aimant qui veut que la vie triomphe, loin des herbes rouges et fumantes,
- allez, dessine-moi un arbre, tiens, regarde je t’en fais un
il y a chez l’enfant un égarement tatoué au fond de l’être, il reste immobile, les yeux baissés, fixés vers on ne sait quelle horreur
- Kilama, dessine moi un arbre, s’il te plait…
je l’ai vu derrière mon écran de bienséance
l’enfant, certainement plus adulte que nous a treize ans
et lentement sans effacer ces plaies de douleurs et d’incompréhension, lentement, Kilama va parler, va laisser couler un sang d’une autre couleur, celui du silence soumis, terrassé, et du cri, du hurlement aux prises à l’impensable et l’inadmissible
ce jour là, l’enfant a neuf ans et dans son village la vie est difficile mais douce encore, et puis les rebelles sont arrivés, ils ont violé, tué, tué son père
ils l’ont emmené
Kilama, il est beau, ce visage aux couleurs brunes veinées d’ébène, ces yeux baignés d’albâtre, ces volcans de peau, témoins irrémédiables de violences subies
il a marché, longtemps, ils l’ont frappé pour qu’il continue d’avancer, ils l’ont gardé si longtemps, et là, un matin alors que du bout des doigts il raclait le fond de son bol, ils sont venus le chercher
- aujourd’hui tu vas nous prouver que tu es avec nous, on t’a nourri, protégé, à toi de nous montrer ton merci, tu dois être combattant aujourd’hui, tu es soldat, pour la cause
Kilama ne comprend rien, ne sait même plus si il a peur, ballotté au fond du 4X4 sous la crosse de la mitrailleuse, il observe le visage de ses hommes déjà perdus dans leurs excès à venir, et figé, porté de force, battu, toujours avancer, il revit le cauchemar qui le hante
ils entrent, habitat de misère, la mère, le bébé, tirent sur le petit et blessent sciemment la mère, ils sont cinq, se regardent, soudain le silence, non ils sont six
- eh Kilama, t’es des nôtres, viens ici, regarde-la, c’est une traître, allez fais ton devoir !
l’enfant a onze ans, que comprend-il lorsque hébété, mécanique, il prend la machette que le rebelle lui tend, il tremble, voudrait tellement être à mille lieux d’ici et de maintenant, maman ce pourrait être toi, avec ce sang qui coule, ce regard muet qui hurle et implore la vie
- allez, allez, tue-la, ou c’est toi qu’on tue !
par trois fois…
avec tremblements et lenteur, l’arbre naît sur la feuille, un arbre flou, presque transparent, aux branches de porcelaine et la cime voûtée, mais un arbre, tout à l’heure il est allé voir son copain, lui aussi, les rebelles, les frappes et l’indicible, un jour il leur a refusé, défi illusoire et naïf à la conscience humaine, ils lui ont coupé le nez, les oreilles et les doigts
je l’ai vu derrière mon écran de bienséance
Kilama, il est beau avec ses mots si simples qui nous giflent de sagesse et d’humilité et cette braise de mémoire cachée sous les paupières
ce texte est dédié à Kilama
plus de 10 000 enfants enlevés en Ouganda
près de 300 000 « enfants – soldats » dans plus de 30 pays, aujourd’hui
et la honte pour nous tous
et puis voir ici
musique : Petit / Bernard Lavilliers
photo : P. Colleu