on était assis sur la marche ou quelque part sur un siège, me souviens plus, il y a si longtemps, il n’y avait pas de télé, nous étions uniques, privilégier la bibliothèque au carré noir et blanc qui inondait les foyers, au fil des pages, remplir mes étagères, des mots qui prennent la main et posent à l’humain des bribes de rêve et d’amour,
mon père tranchait mes yeux d’un regard bienveillant et scrutateur, face à mes peurs d’ado, il semblait lui aussi perdu entre souvenirs et devenir, c’était l’évacuation au travers de ruines encore fumantes, son licenciement pour refus de dénonciation, métro, boulot, ce combat professionnel pour sortir de ce rural immobile d’où il venait et se voir expert en sécurité industrielle, porteur d’humanisme et bafoué au joug des intérêts,
la ville dévorante, ce qui était en train de devenir la banlieue et ses métastases, regardait-il ma main refermée, mon cahier sur la nappe à carreaux ou de vagues résurgences passées et indécises, ce soir là, Papa m’a dit :
- tu vois même après tout ce vécu, je préfère ma place à la tienne, ce monde va si mal
on était assis peut-être le cul trempé par l’aube ou le crépuscule naissant, me souviens plus, si peu de temps mais tellement de vitesse au diagramme des sciences et modes idéologiques, plus de livres mais au fil des rues d’étranges silhouettes aveugles reliées dans leur solitude à d’éphémères technologies, l’écran omniprésent,
c’était moi le père qui cherchait au fond de ses yeux face à ses peurs d’ado, les trente glorieuses devenues trente peureuses, c’était le temps de l’amour libre et d’une forte culture littéraire et musicale, ils ont gerbé des no futur sur la brique, émaillée de rap et d’électro, puis des billets comme emblème, leurs cabanes numériques, tout ce bouillon de certitudes artificielles,
la ville moite et palpitante, ses non-droits, crevasses de bitume fondu, les infos du jour débitées à de sourdes oreilles, désormais ces hordes soumises d’aveugles et édentés, l’intérim comme survivance, je baissais les yeux, première victime de ce nouveau monde, je posais sur la table un testament de tourments obligés, de précarités dévorantes, j’ai attrapé son regard, et lui ai dit :
- tu vois même après tout ce vécu, je préfère ma place à la tienne, ce monde va si mal