c’était de ces nuits de brume, le temps de la lucidité tendre, oui parfois désespérée mais tellement cognitive, les idées étaient ressacs , éternels questionnements et l’utopie et la révolte nourrissaient nos partages
million de visages se croisent et s’entrecroisent
nous marchons côte à côte, ne faisons que passer
quelqu’un à la mêlée de temps en temps se lève
fait signe de la main ou se met à crier
nous ne l’entendons pas et s’il tombe parfois
nous marcherons sur lui innocents et tranquilles
nous sommes d’étranges frères
d’étranges frères étrangers(1)
sur la platine : Mama Béa,
soudain terrassé, mais qui ose pénétrer ainsi notre intimité, ces refus muets, tout ce morne et cet inadmissible soudain transcrit, ces mots comme des coups de boutoir
cette lucidité dégueulante d’amour et de rejet
l’enfant, toujours
dès qu’on aura beau temps,
je ferais un enfant
et vous l’abîmerez aux barbelés
d’un moule de votre collection
et vous mettrez son pas
pour toujours dans vos pas
et vous le casserez et vous effacerez
tant et si bien
que je ne pourrais plus
jamais le reconnaître (1)
les enfants ont des yeux brûlés par les affiches
dans la cité adulte, il n’y a pas de rescapés
faire éclater cette ville et sauter avec elle (2)
dis-moi pourquoi tu cries ?(2)
et ce noir tableau de vrai et de tristement hélas,
s’éclaire, scintille et nous vient au cœur
comme deux mains offertes
je pèse le poids de la peur
qui me tient éveillée la nuit
les membres raidis sous les draps
comme une dalle de béton
les yeux tournés vers l’intérieur
à me demander qui je suis ? (3)
c’était de ces nuits de couple, d’amour rongé au quotidien de pulsions avortées et d’abrutissement professionnel, le retour au foyer, la lumière des yeux d’enfants, le regard sombre de l’épouse et ce petit jardin secret qui grandit et puis retrouver Béatrice
ta vie t’emmerde tu la supportes
et tu ne trouves pas le moyen
le moyen de claquer la porte
d’aller te mettre un peu au vert
sans te retrouver nu comme un ver
et tu dis que oui tu dis que
tu t’en iras tu t’en iras (2)
et la nuit t’a dit salut
comment ça va, je viens pour te prendre
désormais je serais ta maison
nous irons partout ensemble (3)
mais Mama Béa c’est l’engagement surtout, l’espoir d’un monde meilleur, l’homme au service de l’homme, le cri écorché comme écho contre l’hypocrisie et l’égoïsme
je suis l’oiseau du premier chant
ton cœur battant je l’ai posé sur tes lèvres
de ton étonnement quand le soleil se couche
j’ai forgé la question que j’ai mis sur ta bouche…
aimer c’est le secret qu’à jamais je te laisse
ainsi parla le verbe être
et puis laisse sa place au verbe paraître (4)
il faut écouter les premiers articles de la déclaration des droits de l’homme qu’elle déclame avec au fond de sa voix ce dédain angoissé aux limites du désespoir et ses mots qui finissent par se tordre se confondre dans une rage résonnante
« les distinctions sociales
ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune » !?
et me voici chevalier à la triste figure
bâtissant détruisant avec la même armure (4)
c’était de ces nuits de solitude avec un cœur asséché, vide et avide de l’autre, des larmes comme d’inutiles cadeaux et qui chutent sans être ramassées, ce gâchis d’amour ruisselant au fil de l’age et des faux sourires esquissés au fond des couloirs
et puis une voix, Béatrice, toujours, cette voix si forte de fragilités, Piaf et Joplin réunis
j’ai comme une impression que le temps tourne court
alors, alors, on se fait en silence un café bien tassé
et on s’le boit et on s’le boit
à la table des morts ou je lis notre devenir (4)
va dire aux marchands du monde
que tout ce bleu et ce vert qui est à nous
et si dieu n’est pas qu’une ombre
il jettera leurs prières
au fond d’un trou
Hannah va leur dire ça ! (5)
quand Béatrice signe, elle écrit « soleils » à coté de son nom, ceux d’un monde meilleur certainement mais aussi pour moi ceux des mots et de la poésie qu’elle nous offre
la guitare égrène des perles de mélancolie, elle est là, petit bout de femme au milieu de ses poupées posées sur scène, silencieuses et fragiles compagnes et le cœur d’un public aux tripes grandes ouvertes…
pourtant le temps me manque
qu’aurais-je à te donner
hormis ces fleurs d’angoisse
que tu connais déjà
et la peur qui m’habite
cadeau empoisonné
qu’avons-nous à nous dire
qui ne nous fasse mal…
(1) visage, l’enfant / la folle / 1976
(2) faire éclater cette ville, pourquoi tu cries / pour un bébé robot / 1978
(3) 48 kilos / faudrait rallumer la lumière dans ce foutu compartiment / 1977
(4) le chaos / le chaos / 1979
(5) Hannah / no woman’s land / 1991
site : http://www.mamabea.fr/